Pour l'exposition " Paysages intermédiaires "
Orangerie de Sucy-en-Brie,2018 (catalogue).

IMAGES MOUVANTES

Raconter une histoire, donc retranscrire une temporalité, fut l'un des enjeux de la peinture depuis ses origines. Le travail de Richard Negre s'inscrit dans une histoire longue qui est celle d'une option possible de la peinture. De l'ut pictura poesis, chez Aristote et Horace, à la conception du tableau comme « fenêtre ouverte sur l'histoire », chez Alberti, la transcription d'un récit hante le projet pictural. Le cycle des fresques de la chapelle Scrovegni, par Giotto, est ainsi un séquençage en cinquante-trois épisodes de la vie du Christ, et toutes les stations de la Passion sont des images liées par la déambulation des fidèles. Parce qu'ils procèdent d'un enchaînement d'images visant à reconstituer un déroulé temporel, de semblables dispositifs picturaux peuvent être inclus dans une proto-histoire du cinéma qui conduira, au XIXe siècle, à la conception des thaumatropes, phénakistiscopes, zootropes, praxinoscopes … Le défilement y est inversé, ce ne sera plus celui de l'œil et du corps, mais celui de la séquence d'images elle-même.
Par ailleurs, le recours à des maquettes, camera oscura, boîtes optiques et autres peep show dans l'utilisation de la perspective fait le lien entre mise en scène théâtrale, représentation picturale et conception de machines techniques. Comme le cinématographe des frères Lumière, ces appareils se rattachent à la tradition des foires et à l'univers de la magie, plutôt qu'à la haute culture. Sans doute l'attachement des enfants à la forme du "dessin animé" est-il lié, au-delà de l'imagerie et des scénarios convoqués, à cet imaginaire du merveilleux véhiculé par la technique elle-même. Voir un dessin ou une peinture s'animer, c'est regarder une image manifestement (c'est-à-dire dans sa facture et sa matérialité) faite de main d'homme prendre vie.
L'animation, c'est ce qui insuffle le souffle vital (anima). Dans la tradition hébraïque, le golem prend vie lorsque son créateur inscrit le mot Emeth (« vérité ») sur son front. Autre créature artificielle, le monstre de Frankenstein s'anime à l'instant où la secousse du choc électrique impulsé au cadavre se change en un frisson qui provient du premier battement d'un cœur mort. D'externe, le mouvement devient interne. Soudainement, ce qui n'était qu'un assemblage hétéroclite de fragments inertes devient un corps vivant, exactement comme une accumulation d'images fixes devient une histoire lorsqu'elle est mise en mouvement. La rigor mortis laisse place à la mobilité. L'un est comme l'autre, identique et pourtant radicalement différent, comme le souvenir d'un rêve ou un sentiment de déjà vu.
Ce qui s'opère dans cette pulsation, c'est aussi un basculement de la perception : la belle image se change en une chose vivante, à la fois merveilleuse et effrayante, c'est-à-dire sublime. La labilité vaguement inquiétante de l'image mouvante, son instabilité, sa plasticité, sont mises en évidence dans Le Mystère Picasso, de Clouzot, où les figures n'ont de cesse de se transformer. Rappelons que Clouzot fut aussi le réalisateur du Salaire de la peur, fondamentalement une histoire de vitesse et de rythme. La même labilité formelle opère chez Richard Negre : des cercles prolifèrent, un espace est colonisé, une figure géométrique s'altère en une autre et change de définition, un animal se diffracte en paysage… Les associations libres entraînent figures, lignes et couleurs dans une sarabande de transformations. Les Métamorphoses d'Ovide sont peut-être la première pensée systématique de la mutabilité du vivant et de l'animation des images. L'image en mouvement est essentiellement le pouvoir de mouvance des images.
Ce que démontre cette approche, c'est que l'image est fondamentalement instable. D'un dessin à l'autre, parmi les milliers qui composent un film de Richard Negre, deux types de variation apparaissent : l'une, volontaire, qui marque un état intermédiaire dans la continuité d'un mouvement, et l'autre, incontrôlable, due aux infimes tremblements du geste. S'il utilise l'ordinateur pour le montage, l'artiste réalise chaque dessin à la main, quelle que soit la technique employée, dessin, peinture ou découpage. Même en utilisant la table lumineuse, deux traits ne peuvent pas être rigoureusement identiques et, une fois animée, la ligne se met à vibrer et la couleur palpite de moires pulsées. Dans sa pratique d'atelier, l'artiste appelle les variations voulues « la danse » et les variations subies « la dérive ». Le geste, sa maîtrise, sa rythmique, sa précision, se trouvent au centre de la pratique de Richard Negre. La formation classique à l'animation comprend des cours de mime, de façon à apprendre à jouer de l'expressivité d'un mouvement, à comprendre sa complexité, mais surtout à l'éprouver physiquement. La danse et la performance sont donc une source importante, dans la lignée de Meredith Monk, Bruce Nauman, Trisha Brown, Anna Halprin, William Forsythe, voire le Samuel Beckett de Quad. Le déploiement du geste délimite un espace et un temps. Par son effectuation, il crée une scène, un écran, une durée, le lieu où il se déploie.
Le travail préparatoire aux films produit une accumulation de dessins ou, dans le cas de Paysages intermédiaires, de papiers colorés découpés. Normalement, ce matériau apparaît et n'apparaît pas dans le film : il est bien sûr présent en tant qu'il est le support filmé de l'animation, mais il n'a qu'une présence fantomatique ; la matérialité, la quantité, le caractère laborieux s'évanouissent derrière l'unité de l'image animée. À l'occasion d'une exposition, ce matériau peut être montré et acquiert alors une dimension autre, la troisième. Les formes découpées dans les piles de feuilles rose, bleues, vertes, blanches créent des reliefs comparables aux courbes de niveau d'une maquette topographique. Ce qui est conçu pour se développer dans la durée se concentre alors en un volume. C'est là l'ultime métamorphose opérée par Richard Negre, lorsque le pouvoir de mouvance des images transforme et permute le temps et l'espace, le point et l'étendu, l'instant et la durée, le labeur et la magie.

Karim Ghaddab.